L’étude de l’impact de
la globalisation et de l’émergence de la Société de l’information sur
l’évolution des cultures du monde est encore à ses débuts [1]. On peut
néanmoins observer l’amorce de cinq grandes tendances qui risquent de
bouleverser, à temps, toute la configuration géoculturelle de la planète.
La première tendance touche au rapport de la culture à l’économie. Elle
nous annonce la nature des nouvelles valeurs qui domineront la phase
prochaine du développement du capitalisme et du consumérisme. La deuxième
concerne le nouveau rapport qui semble s’établir entre culture et
géopolitique. Beaucoup de monde parle déjà sans hésiter de la guerre des
cultures comme facteur déterminant des relations internationales. La
troisième tendance est liée au rapport de la culture au politique.
L’émergence d’une culture globale qui transgresse les frontières
culturelles traditionnelles va à l’encontre de l’affirmation de L’Etat-Nation
et réduit sensiblement le contrôle de cet Etat sur la formation des
citoyens. La quatrième tendance concerne le rapport entre les cultures
elles-mêmes. Non seulement la coupure classique entre cultures dominantes
et dominées, productrices de sens et frustrantes, agressives et stériles,
créatives et passives semble se maintenir, mais elle sera doublée de
nouveaux phénomènes de destruction et de sclérose plus étendus des
cultures marginalisées. La cinqui-ème tendance concerne le rapport de la
culture à la société. L’intégration progressive d’une large frange des
élites mondiales à une même culture globale, dominée par les
problématiques et les valeurs des sociétés les plus avancées, entraîne la
dislocation des beaucoup de cultures nationales laissant des secteurs
entiers des sociétés humaines dans un vide de sens total. Elle créent les
conditions d’une déculturation élargie, avec pour conséquence l’émergence
d’une certaine formes de barbarie au sein même des grands centres de la
civilisation.
ECONOMIE ET CULTURE : VERS UN MERCANTILISME CULTUREL DE
PORTEE MONDIALES
La contradiction
entre la logique mercantile des sociétés multinationales et la logique
culturelle des créateurs est apparue dès 1993 à l’occasion des
négociations du GATT en Uruguay. Le débat a opposé des intellectuels aux
gestionnaires de l’économie du marché mondialisé, le pouvoir américain en
particulier. Défendant l’autonomie du culturel par rapport à l’économique,
Octavio Paz a écrit que l’exception culturelle signifie le refus
d’accepter la toute puissance du marché et de sacrifier par conséquent
notre conscience et notre humanisme. A cette occasion, l’Europe, et à sa
tête la France, a tenté d’imposer, pour défendre sa place dans le marché,
le principe de l’exception culturelle. Mais les négociateurs européens
n’ont réussi que partiellement. Ils ont obtenu le principe d’un
“traitement particulier et limité” au seul domaine de la production
audiovisuel. Les Américains continuent derrière les multinationales de les
harceler afin de les empêcher de réussir la reconduction de ce traitement
exceptionnel dans le prochain cycle des négociations globales au sein de
l’OMC.
Cependant, l’assujettissement de la culture à la logique économiste ne
concerne pas que le partage du marché culturel. Il influe directement sur
l’évolution de la substance même des cultures. La généralisation et la
popularisation à l’échelle du monde des valeurs de la société de
consommation, en oeuvre depuis plusieurs décennies, provoquent un
véritable changement de mentalités, de moeurs et d’éthique, autant chez
les élites sociales qu’au sein des classes défavorisées. Si la
consommation reste un vecteur principal dans la production de sens et de
valeur chez les gens du peuple, les vraies valeurs que véhicule la culture
globalisée sont le désengagement social, politique et moral, des élites en
faveur de la quête du succès personnel et des stratégies de carrière.
C’est désormais réussir, se prouver, être efficace et dynamique qui
constituent le noyau central de l’éthique bourgeoise. Celles des valeurs,
des traditions et des connaissances qui semblent difficilement
convertibles en réussite sont rejetées comme sans intérêts et non-sens.
La culture au service de l’agir en prédateur n’est d’ailleurs que la
dimension dynamique du consumérisme passif support d’un individualisme
égocentrique se substituant à l’éthique classique de liberté, d’égalité et
de fraternité, c’est-à-dire aussi de citoyenneté.
Culture et hégémonie internationale : le contrôle de l’industrie
culturelle est la clef du succès de la domination globaleLe secteur de
l’industrie de la culture, c’est-à-dire, de l’information et des
communications, est aujourd’hui le premier secteur où opère la dynamique
de différenciation entre les groupes des nations et où s’affirment de
nouvelles formes de domination. La concentration du capital et des
investissements y est la plus forte par rapport à tous les autres
secteurs. Elle met l’infrastructure de la culture du monde d’aujourd’hui
entre les mains de quelques 200 grandes sociétés multinationales, avec à
leur tête cinq géants comme Time Warner, Turner, Disnay ABC, Westinghouse
CBS. Ce sont ces mêmes sociétés qui oeuvrent pour la libéralisation rapide
des échanges dans le domaine des communications et de la diffusion [2].
La quasi-totalité de ces sociétés appartient aux trois grandes forces
économiques : États-Unis, Europe et Japon.
Contrairement à l’illusion que crée le néolibéralisme ambiant, ces
sociétés n’agissent pas toutes seules et dans un vide stratégique et
politique. Elles sont soutenues politiquement et financièrement, quoique
d’une manière indirecte, par les États mentionnés. La revendication du
droit de défendre les intérêts dits vitaux, affirmée chaque jour davantage
par les diplomaties de ses États, ainsi que les investissements publics
dans plusieurs domaines militaires et scientifiques en dit longuement. Il
suffit de remarquer que sur le budget global du secteur
recherche-développement, évalué en 1992 à 250 milliards de dollars, la
contribution de la triade (États-Unis, Europe, Japon) atteint 83 % dont
38,5 % pour les États-Unis, 28,3 % pour l’Europe et 15,8 % pour le Japon.
La part de l’Amérique latine est de 1 %, de l’Afrique est de 0,5 %.
Cette situation défavorise d’évidence les petits pays qui se trouvent
pratiquement exclus de la nouvelle compétition et réduits à se quereller
violemment pour partager les marchés dépréciés des filières à très bas
niveau technologique et par conséquent de productivité. Ainsi, la triade
produit en 1993 90% des brevets d’invention enregistrés aux États-Unis, et
93% de ceux enregistrés en Europe contre 2% pour l’Amérique latine et
l’Afrique réunies [3].
La situation est la même dans le domaine des réseaux informatiques, comme
internet, les banques de données et les chaînes par satellite. La
domination de la triade est totale. Elle s’étend sur tous les plans :
propriété, gestion, programmation et production technique.
Cependant, au sein de cette triade, ce sont les multinationales
américaines qui accaparent la part de lion et qui connaissent le plus de
progrès. La part des films américains projetés sur les chaînes européennes
a augmenté par exemple de 56 % en 1985 à 76 % en 1994. La perte de
l’Europe causée par l’échange avec les États-Unis dans ce secteur passe
ainsi de 2.1 milliards de dollars en 1989 à 6.3 milliards en 1995. Les
cinq grandes sociétés américaines de productions écrasent déjà les 140
sociétés nationales existant aujourd’hui dans le monde. Cette domination
du secteur des média est encore mieux affirmée dans le contrôle des
réseaux informatiques comme l’internet ou le marché publicitaire [4].
De même que la globalisation renforce le rapport structurel de
marginalisation et de sous-développement qui caractérise les relations
internationales au niveau économico-social, de même elle aggrave le fossé
qui sépare les groupes de nations au niveau des rapports d’hégémonie. Elle
favorise le contrôle par une puissance de loin la plus hégémonique, sur
les destinées du monde.
En effet, sans une certaine maîtrise de la révolution de l’information et
des communications, aucune nation n’est capable, aujourd’hui, d’élaborer
une stratégie efficace susceptible d’assurer sa survie et sa sécurité.
Mais seules les quelques nations les plus avancées peuvent participer
activement au jeu international, tandis que les États-Unis sont l’unique
force qui peut prétendre à un leadership mondial, car cette force est la
seule à pouvoir élaborer une stratégie à portée planétaire. Le contrôle
des nouvelles techniques de la révolution des communications n’est pas
seulement indispensable pour gagner la compétition économique au sein du
marché mondialisé; elle est également la clef de la domination de tout le
champ des relations internationales [5].
Cela explique l’américanisation du monde après son occidentalisation dans
la période de la révolution industrielle [6].
CULTURE ET GUERRE D’INTIMIDATION : LA STRATEGIE DE LA
GUERRE CULTURELLE
Parallèlement à la
montée du rôle de la culture et de l’industrie culturelle dans la
formation des forces et de la puissance des nations, à l’occurrence celles
de la révolution techno-scientifique, se développe une idéologie nouvelle
dite du choc entre les cultures. Prenant le contre-pied des théories
marxistes et libérales classiques qui insistaient soit sur les facteurs
économiques soit sur les facteurs politiques, celle-ci affirme que la
différence culturelle est, par elle-même, source de tension et de
contradiction. Elle est productrice de conflits qui ne peuvent se résoudre
que par l’effacement de l’une ou de l’autre culture.
Désormais, les conflits ne se déroulent pas autour des enjeux matériels ou
politiques que l’on peut définir et déterminer d’une manière claire et
objective, mais des enjeux symboliques qui ne peuvent ni changer ni faire
l’objet d’aucun compromis. La guerre des cultures est une guerre sans
issues, sinon la dépersonnalisation de l’autre, c’est-à-dire son
élimination pure et simple comme identité culturelle, et par conséquent
entité politique correspondante. La guerre de cultures conduit ainsi
directement à la purification ethnique, ou plutôt, elle vient la
justifier, lui donner sens et raison.
Ainsi, à la guerre froide classique qui opposait les deux bloc de l’Ouest
et de l’Est, sur des enjeux politico-idéologiques et des positions bien
marquées, la guerre de culture substitue une guerre froide de type
nouveau, celle qui oppose la partie avancée de la planète, jalouse de son
progrès, de ses valeurs de démocratie et de Droits de l’Homme, de sa
civilisation, au reste du monde, retardataire, obscurantiste, violent,
intégriste, xénophobe, vindicatif, négatif dans toutes ses actions et
revendications. Les îlots de paix et de liberté que constitue le monde
“libre”, développé, se sentant forcement menacés, ont le devoir de se
prévenir contre la montée du péril dans les zones marginalisées et
révoltées. Progressivement mais sûrement se met en place une nouvelle
doctrine stratégique succédant à celle de la dissuasion, la doctrine de la
guerre préventive, ou l’anticipation des périls par des interventions
militaires, politiques, économiques et médiatiques dites interventions
rapides ou également chirurgicales. C’est une guerre qui doit être menée
tous azimut et par tous les moyens contre les religions, les nations, les
États et les groupes qu’on soupçonnent d’irrédentisme, et qui rejettent
d’une manière trop voyante l’ordre établi.
Ce n’est plus contre une agression caractérisée ou une menace réelle ou
éventuel-le que les guerres sont préparées, mais contre des spectres
délibérément travaillés pour hanter les nuits des opinions publiques
autant manipulées qu’inquiétées. Le conflit nouveau n’est pas le moyen de
réaliser un intérêt quelconque; il est lui-même instrumentalisé pour la
mise en place d’un climat de guerre froide, de tension permanente visant à
justifier le contrôle par les puissances dominantes des facteurs du
progrès ou à maintenir des positions privilégiées. C’est pourquoi la
nouvelle guerre froide imposée au reste de l’humanité ne se joue pas
seulement ou même essentiellement sur le plan militaire. Elle ne compte
pas sur les moyens classiques, mais elle opère d’abord et avant tout par
les média ou le complexe média-diplomatie. L’objectif de la guerre
médiatique est la diabolisation de l’adversaire, qu’il soit une nation,
une religion, un groupement politique ou idéologique, afin de justifier sa
destruction totale, comme l’a bien illustré l’exemple de l’Irak, soumis à
un embargo cruel et dévastateur, depuis 1990.
La manipulation ou le contrôle des média devient un élément principal des
stratégies de domination ou, plutôt, aujourd’hui, de satellisation. Et, au
coeur de cette action se trouve la reconstruction de l’image de l’autre,
sa déformation et la diffamation. Par la diabolisation de l’autre, les
protagonistes visent à la fois la déstabilisation du présumé ennemi,
l’anéantissement de sa volonté de combattre et la légitimation de sa
destruction.
Sur cette base d’analyse, certains spécialistes américains et européens
des relations internationales ont déclenché une guerre froide qui suppose
la confrontation inéluctable, encore en grande partie imaginaire, mais
plus tard réelle, entre l’Occident et le monde musulman. Ce dernier est
associé, au sein de l’opinion publique occidentale, mais aussi des élites
sociales dominantes du monde entier, au terrorisme, à l’intégrisme, à la
guerre et l’absence de toute qualité morale ou politique.
Ces nouvelles stratégies de domination et de satellisation s’appuient,
sans doute, sur un fait réel, à savoir l’accroissement du rôle de l’image
dans la formation des rapports de pouvoir et d’hégémonie. En effet, au fur
et à mesure que l’Etat-Nation perd sa pertinence et pèse de moins en moins
sur les destinées des nations, les conflits d’intérêts qui oppose les
nations se doublent d’un conflit second dont les enjeux sont la visibilité
d’une collectivité, des signes de reconnaissance, des valeurs et des
symboles par lesquels se manifeste une identité.
Le contrôle de l’infrastructure culturelle planétaire, des programmes, des
émissions, des brevets d’invention, bref de la production intellectuelle
et des moyens qui contribuent à sa diffusion offre ainsi un grand
potentiel, encore peu exploité, pour assurer l’hégémonie d’une nation. En
plus, ce contrôle n’est plus un simple atout dans le jeu stratégique. Il
est un facteur fondamental dans le succès de toute confrontation future
[7].
CULTURE ET POLITIQUE : L’EMERGENCE DE LA SOCIETE CIVILE
ET LA RESURGENCE DES SOLIDARITES TRADITIONNELLES
L’incidence de la
globalisation culturelle sur les rapports de pouvoir qui déterminent la
nature du politique est similaire sur le plan national de celui qui
caractérise les relations internationales. Alors que les régimes
politiques semblent bénéficier, grâce à la globalisation et l’émergence
d’une culture globale, d’un surplus de légitimité dans les pays dominants,
les systèmes politiques souffrent dans les pays dominés, au contraire,
d’un surplus de déficit de légitimité. En effet, la maîtrise des nouvelles
techniques de l’information et des communications renforce l’osmose entre
politique et culturel aux centres, c’est-à-dire au sein des sociétés et
des élites dominantes partout dans le monde, la majeure partie des nations
et des populations de la planète connaissent la rupture entre sphère
politique et sphère culturelle. Dans cette partie défavorisée du monde,
les impératifs d’organisation civile que constitue le politique sont en
contradiction avec l’éthique de survie individuelle, ce qui se traduit par
la dissolution des liens politiques au sein des sociétés périphériques,
faisant de l’Etat le seul acteur politico-militaire et laissant la société
dans un véritable état de désorganisation et de désolation civique.
En effet, dans les centres de maîtrise des nouvelles techniques, le
rétrécissement de l’espace politique dans l’organisation du champ public
comme dans la définition des enjeux de la compétition entre groupes
humains est compensé par l’émergence du culturel comme espace global de
création et d’organisation. La société politique, déjà solidement dessinée
par L’Etat-Nation, peut s’appuyer, dans sa reproduction et sa réinvention,
sur le regain en force et en organicité de la société civile.
Par contre, dans les pays du Sud qui manquent de maîtrise sur leur
environnement technique et international, la société civile y est
pratiquement ou totalement impuissante ou complètement artificielle
n’existant que comme excroissance de la société civile des pays centraux.
La question qui se pose alors est la suivante : comment et par quel moyen
il serait possible de dynamiser, voire de promouvoir une société civile au
sein des sociétés dont les cultures sont de plus en plus disloquées ou
simplement déstructurées [8].
GLOBALISATION ET BARBARISATION
La chance pour qu’une
culture soit présente dans la configuration culturelle globale nouvelle,
c’est-à-dire dans l’espace commun de la création et de la diffusion,
dépend de plus en plus des moyens financiers disponibles. Elle demande des
investissements lourds que seuls les grands pays peuvent en disposer. Cela
va, il n’y a pas de doute, au détriment de la majeure partie des cultures
du monde. Celles qui n’ont pas les moyens financiers et techniques de se
connecter aux réseaux de communications globaux perdent d’intérêt pour
leurs propres nations, car elles ne répondent plus au besoin des sociétés,
ne créent plus aucune valeur et/ou sens. Elles se condamnent à s’éclipser
face aux cultures globales et globalisatrices.
Il n’y a pas de doute, et cela est un fait, que la globalisation
s’accompagne d’un vrai phénomène d’occidentalisation, voire
d’américanisation du monde. Seuls les américains et leurs alliés
occidentaux sont, aujourd’hui, susceptibles d’avoir une technologie, des
sciences, une stratégie et des cultures de portée planétaire ou qui se
diffusent à l’échelle mondiale.
Cependant, occidentalisation et/ou américanisation ne veulent pas dire
assimilation effective par les grandes masses des peuples déshérités des
grandes valeurs de la culture occidentale classique. Cette
occidentalisation n’est pas, pour utiliser un terme connu, acculturation
ou fécondation mutuelle des cultures dont pourraient bénéficier également
ou même inégalement toutes les nations. Elle est, avant tout, aliénation,
déculturation et dépersonnalisation. Car, dans la nouvelle donne
culturelle le risque ne se réduit pas à l’asservissement par une culture
dominante de l’autre culture dominée, pour la faire fonctionner dans son
sillage, et produire les valeurs et les sens propres à elle. Il est, au
contraire, dans la destruction de la fabrique même des cultures
marginalisées en tant que système cohérent de pensée, de signes, de
représentation et d’identification.
Or, les valeurs humanistes et universalistes n’ont pu pénétrer les
cultures traditionnelles dans la phase précédente que parce que celles-ci
existaient et fonctionnaient comme cultures intégrales et intégrées. Cela
est peut-être encore possible pour ce qui concerne le rapport des cultures
européennes à la culture américaine hégémonique. Ce n’est plus le cas pour
les autres cultures exclues de la révolution de l’information et des
communications, en grande partie déstructurées, souvent éventrées.
Dans ces conditions, l’influence de la culture dominante n’est pas égale
ou homogène. Elle apparaît plutôt à travers les processus de
décomposition-récupération sélective de ses éléments contradictoires,
processus que mettent en oeuvre les différents groupes sociaux, en
fonction de leurs statuts, places et ambitions. Les groupes dominants,
dits occidentalisés, en privilégient, en s’identifiant aux maîtres, les
éléments qui aident à fabriquer une sous-culture de pied noir, faite
d’arrogance, de soif de distinction, voire de discrimination sociales. Par
contre, les groupes défavorisés ou soumis en retiennent les éléments qui
répondent mieux aux appétits insatiables de consommation, à
l’individualisme montant et aux rêves de puissance fantasmagorique. Ainsi,
faute de culture locale vivante capable de digérer et d’assimiler les
éléments d’innovation et de création, les sociétés les plus démunies
n’accèdent pas à la culture globale par la porte des valeurs et des
produits les plus raffinés. Elles rivalisent, bien au contraire, pour les
déchets, plus facilement récupérables et obtenus, souvent même offerts
gratuitement, à l’instar des films et une littérature abondante de
violence et de perversion pornographique.
Pour résumer, on peut dire que, à l’opposé du processus qui a présidé
depuis le XIXe siècle la modernisation des pays du Sud, à travers
l’occidentalisation des élites et la généralisation, comme éthique
universelle, des valeurs des Lumières, le rapport qu’établit la
globalisation entre les cultures conduit, par-delà la colonisation de
l’esprit, à la déstabilisation profonde des cultures faibles, ainsi qu’à
la satellisation de leurs élites. Ce ne sont pas les valeurs de progrès,
science, rationalisme, sécularisme, humanisme qui passent du Nord vers le
Sud, mais, ce sont les éléments créatifs, hommes, patrimoine culturel et
innovations des pays du Sud qui immigrent vers le Nord, laissant les
sociétés concernées comme des coquilles vides.
L’espace culturel global risque de se trouver ainsi coupé entre d’une part
une sphère structurée occupée par la culture innovatrice des élites du
monde, d’autre part une seconde sphère sans culture où trouvent refuge de
centaines de millions d’êtres humains privés de sens et de reconnaissance.
C’est une sphère de contre-cultures bricolées à partir des déchets de la
culture globale et des restes des cultures traditionnelles. Sa fonction
n’est pas l’humanisation d’une communauté, mais la constitution d’une
altérité [9]. C’est là que peuvent se cultiver les sentiments de révolte,
les intégrismes et la logique de toutes les violences déclarées ou
cachées.
Ainsi de larges secteurs des sociétés, au Nord comme au Sud risquent de se
trouver moralement et culturellement démunis, soit par défaut de cultures
locales suffisamment riches et dynamiques pour pouvoir fonctionner, donner
de sens, inspirer, promouvoir communion et communication, soit à cause de
la transformation des cultures dominantes elles-mêmes qui tendent à
favoriser la course effrénée à la réussite, à l’efficacité, à la
productivité, au désengagement collectif et à la recherche individuelle
et/ou corporatiste du confort, synonyme, au présent, du bonheur.
VERS UNE CRISE GENERALISEE D’IDENTITE
C’est cette perte de
tous les repères par des peuples massifiés, dont les cultures sont
incapables de se maintenir dans la course et de faire face au rouleau
compresseur des grands média, désormais sans frontières, qui explique la
généralisation de la crise d’identité et son paroxysme à travers le monde.
Deux dynamiques d’identification-désaffiliation sont aujourd’hui à
l’oeuvre :
- Une dynamique intégrative qui reflète la mondialisation des élites à
travers l’adhésion à un système de valeurs commun, celui de
l’universalisme, de la laïcité, du sécularisme et du postmodernisme. Les
populations qui aspirent à se fondre dans cette élite internationale
tendent à développer un esprit cosmopolite libéré de toute entrave
ethnique, nationale et religieuse. Cette identité reflète leur rapport
ouvert au monde et à autrui.
- Une seconde dynamique de fractionnement qui opère par une recherche
jamais satisfaite de plus de spécificité et de particularisme. Les
micro-identités, nécessairement fragiles, qui naissent de cette dynamique
se cristallisent sur des faits éphémères, des appartenances, des parentés
ou des affinités inventées, disparates et occasionnelles. Elles
s’inspirent des récits claniques, familiaux, ethnico-confessionnels. L’on
ne s’y particularise pas grâce à une culture mais en s’opposant à elle.
L’identification rime ainsi avec distanciation, séparation, repli sur soi,
enfermement. Elle se constitue par négation, refus et défiance. C’est la
dynamique de la ségrégation.
L’émergence de ces deux dynamiques radicalement opposées provoque une
fracture identitaire irréparable à l’intérieur de chaque société comme à
l’échelle de l’ensemble de l’humanité [10]. En marginalisation les
cultures moins dotées de moyens, elle conduit à un nivellement vers le bas
du niveau culturel à l’échelle de l’humanité. Elle sape l’équilibre
psychologique des sociétés et favorise le développement de toutes sortes
de racisme, de xénophobies, de préjugés, de détresse morale et
intellectuelle. Elle menace la diversité et le pluralisme culturels du
monde, réduit la marge des libertés des créateurs tant vis-à-vis des
maîtres producteurs de l’infrastructure culturelle globale que face aux
masses déclassées des mégalopoles transformées en réservoirs d’une
sous-humanité malmenée.
QUELLE REPONSE AUX DEFIS CULTURELS DE LA GLOBALISATION ?
La stratégie que
défendent les États-Unis et les multinationales de l’industrie culturelle
n’est pas fondée simplement sur des considérations économiques. Elle fait
partie d’une stratégie globale visant à assurer le leadership mondial de
l’Amérique et derrière elle, l’hégémonie occidentale.
Dès aujourd’hui, les média de l’ère globale, dominés par les
multinationales américaines et animés par le seul principe de profit, font
la culture du demain, ses thèmes, ses normes, ses valeurs, sa vision de
vie, son agenda intellectuel. Ils traduisent le contrôle par une poignée
d’entreprises ou de groupes industriels sur l’ensemble de la sphère
culturelle, production, distribution, communication.
Les réponses des États à cette stratégie hégémonique a été marqué par
trois moments :
- La lutte au sein du GATT pour imposer le principe de l’exception
culturelle.
- L’accroissement des investissements des États dans l’équipement
informatique.
- L’association aux grandes multinationales ou la recherche d’une
meilleure coopération avec elles pour accéder à l’économie et à la culture
globales.
Les effets de ces stratégies sont restés très relatifs. Car elles manquent
de vision globale et humaine sur le rôle et la place des cultures ou
plutôt de la culture dans nos sociétés à l’approche du XXIes. Comme l’a
bien montré l’expérience européenne dans l’application du principe de
l’exception culturelle, il est difficile de trouver une solution aux
problèmes culturels nationaux, ou même continentaux, en se basant sur
l’égoïsme. En refusant d’associer tous les États dont l’intégrité
culturelle est menacée, pour s’assurer d’un traitement privilégié et
unilatéral, les Européens risquent bientôt de perdre la partie face aux
Américains. La politique de sauve qui peu conduit inéluctablement, dans le
prochain cycle de négociations de l’OMC, à la victoire des
multinationales. Certes, l’Europe n’est pas aussi menacée que les autres
pays plus démunis : Africains, Arabes, Asiatiques, Latino-Américains, mais
sa culture peut se trouver aussi bien déstabilisée.
QUE FAIRE ?
Le protectionnisme
n’est pas seulement inefficace mais il n’est plus possible dans ce
domaine. Le laisser aller est un suicide.
La riposte aux dangers de la déculturation, la clochardisation culturelle,
la marginalisation collective et le risque d’une crise identitaire
généralisée débouchant nécessairement sur des guerres de purification
ethnique, ne peut pas être nationale ou de type national.
Seule une action globale concertée visant à contrecarrer les effets
négatifs de la globalisation peu arrêter la dévastation marchande et aider
à préserver l’humanité d’une hécatombe culturelle. Cela suppose une
véritable solidarité inter-humaine. Car, à moins qu’il ne se développe un
cadre international approprié pour protéger les cultures menacées, la
révolution de la communication risque de produire sur le plan de la
culture, le même effet qui s’est produit à la suite de la révolution
industrielle pour le sort de l’artisanat. La production des marchandises à
grande échelle a bouleversé les marchés nationaux, condamnant les
économies artisanales à disparaître, même si une certaine production
artisanale continuera longtemps, après, à nourrir les marchés secondaires
du tourisme ou des populations pauvres déclassées.
C’est en effet la conséquence de toute mutation technique ou
technologique. Celle-ci conduit nécessairement à élargir le fossé qui
sépare les différentes parties. Seule une politique de prévention et de
soutien au développement culturel des pays pauvres peut nous faire éviter
ce sort dramatique.
Si l’Europe avec sa grande culture inégalable ressent la nécessité d’un
traitement exceptionnel pour se défendre contre le danger d’une trop
pesante dominance culturelle et médiatique américaine, les pays des
cultures moins dynamiques et sans ressources ne peuvent demander moins
qu’une politique de soutien actif contre une destruction culturelle
inéluctable.
Le moment est venu pour qu’un dialogue global entre tous les acteurs :
créateurs, pouvoirs publics et sociétés de production s’ouvre afin
d’élaborer une stratégie et disposer des moyens appropriés pour la
préservation du patrimoine culturel de l’humanité et pour la lutte contre
un vrai danger de désertification morale et intellectuelle. Les valeurs de
l’humanité ne doivent pas êtres commercialisables. La communauté
internationale qui a accepté le principe de protection des monuments
historiques du passé, ne pourra pas ou ne doit pas hésiter à défendre par
des moyens similaires, la qualité de nos cultures menacées. Je crois que
seule l’adoption par les Nations-Unies d’un tel instrument juridique et la
création d’un grand fond de soutien technique et financier, peuvent éviter
au monde le risque de voir des centaines des millions de personnes se
transformer en exclus et déshérités culturels [11].
NOTES
1. Si l’on exclut,
bien sûr la catégorie d’écrits apologétiques d’auteurs comme Bill Gates,
Président du Microsoft ou d’Alvin Toffler (1982) La troisième vague, Paris
: Donoël.
2. Sur les aspects économiques de la mondialisation, voir Serge Cordollier
(1997), Mondialisation, au delà des mythes, Paris : la Découverte ; La
Documentation française, La mondialisation de l’économie, menace ou
progrès, Problèmes économiques, 15/22 mars 1995.
3. La part de cette même triade dans les publications scientifiques dans
le monde est la même année de 75 % contre 1,2 % pour l’Amérique latine et
1% pour l’Afrique. Voir (1992) Le rapport mondial sur le développement
humain, PNUD.
4. Voir également, Herber I. Schiller (1997) “La communication une affaire
d’Etat pour Washington”, Le Monde Diplomatique, août.
5. Avec un taux de croissance annuelle des plus élevés (plus de 10%) et de
taux de rentabilité pas moins fort, les investissements dans les
communications, média et informatique font de l’industrie culturelle l’un
des secteurs de l’économie le plus compétitif. Aucune petite économie n’a
de chance d’y participer.
6. Daniel F. Burton (1997) écrit dans “The Brave New WirdeWorld” Foreign
Policy, n° 106, qu’on se dirige vers “un monde de réseaux composé de
communautés électroniques commerciales et culturelles, un monde qui,
paradoxalement, renforcera la position des États-Unis en tant que nation
parmi les nations, au moment même où il désagrégera le système d’Etat-Nation.”
7. L’interminable débat qu’a suscité l’article de S. Huntington sur le
“Choc des cultures” en donne la mesure de la place qu’occupe les enjeux
culturels dans la pensée stratégique contemporaine. Ce débat prolongé et
la thèse du choc des cultures, avancée par l’auteur mais adoptée
consciemment ou inconsciemment par une majorité d’observateurs et de
décideurs occidentaux, préfigure une stratégie de domination axée
essentiellement sur le contrôle des moyens et des processus culturels de
mise en valeur ou de dévalorisation des nations ou des groupes humains.
8. Voir B. Ghalioun (1998) Islam et politique, la modernité trahie, Paris
: La Découverte.
9. Se déterminer par rapport à l’autre, c’est se réinventer comme contre
image de l’autre, ici, occidental. Cela ne définit pas une identité,
c’est-à-dire un principe de moi, mais une altérité, à savoir un refus de
l’autre qui, lui, détient ce principe, corollaire de souveraineté, de
conscience de soi autonome et de subjectivité positive. C’est là un
élément explicatif de l’exacerbation de la question d’identité dans les
pays périphérisés.
10. Sur cette question fondamentale de la crise d’identité dans le Sud et
son explication, voir notre étude, (1998) “l’islamisme comme identité
politique”, Revista CIDOB d’Afers Internacionals, Barcelone, CIDOB ;
également, Bayart, J-F. (1996) L’illusion identitaire, Paris : Fayard ;
et, Darius Shayegan, Le regard mutilé, schizophrénie culturelle: pays
traditionnels face à la modernité, Paris : Albin Michel.
11. Cet appel au dialogue est de plus en plus pressant. Voir par exemple,
Karl-Otto Apel, Éthique de la discussion, Paris : éditions du Cerf (trad.
Mark Hunyadi) ; Weber, E. (1989) Maghreb arabe et Occident français :
jalons pour une (re)connaissance interculturelle, Paris : Publisud.
Cette article a été publié dans Revista
Cidob d’Afers Internationals, no. 43-44, décembre 1998-1999
Avec l’aimable autorisation de Yolanda ONGHENA, responsable de l’Unité
Interculturelle à la Fondation CIDOB
Barcelone / ESPAGNE |