Les « oui, mais » de la Banque mondiale
Dans toutes leurs recommandations, les experts de
l'institution de Bretton Woods reconnaissent les bienfaits de la politique
économique suivie, tout en attirant l'attention des autorités sur certaines
insuffisances.
Pour la Banque mondiale, la Tunisie est un bon client : c'est un des rares pays
arabes et africains à avoir été capable de rembourser ses créances rubis sur
l'ongle. Tunis n'a, en effet, jamais eu recours ni au rééchelonnement de la
dette, ni aux allégements successifs du Club de Paris. Ses relations avec la
Banque ont donc été, de 1958 à ce jour, empreintes d'un grand respect. Certes,
des crispations passagères ont émaillé cette relation de confiance, mais la
Banque mondiale a fini par accepter la façon d'agir de la Tunisie : des
réformes en douceur, étalées sur plusieurs années.
Les résultats sont aujourd'hui éloquents : la
Tunisie est, par habitant, le premier pays bénéficiaire de l'aide de la Banque
mondiale (518 dollars à la fin de novembre 2004). Ses engagements s'élèvent à
5,2 milliards de dollars, répartis sur cent vingt projets. Ils ont fortement
progressé au cours de la dernière décennie (+ 48 % entre 1994 et 2004) afin de
soutenir les efforts des Tunisiens en matière de croissance. Mais le montant
des décaissements de la Banque est resté inférieur à celui des remboursements.
Les transferts nets de la Tunisie vers l'institution ont ainsi atteint 922
millions de dollars au cours des dix dernières années.
Si cette tendance n'est pas inversée au cours
de la prochaine période (2005-2008), la Tunisie risque d'être confrontée à un
sérieux déséquilibre de ses comptes courants extérieurs. L'ouverture tous
azimuts des frontières implique une réduction sensible des droits de douane,
donc des recettes budgétaires en devises, et une intensification de la
concurrence pour les entreprises tunisiennes, donc des dépenses accrues pour
augmenter la productivité du travail et les investissements. C'est pour parer à
tous ces dangers que la Banque mondiale a entrepris, en accord avec les
autorités tunisiennes, une série d'études. Plusieurs dizaines d'experts se sont
ainsi rendus sur place au cours de l'année 2004. Très bien accueillis, ils ont
travaillé en toute liberté. L'adhésion de la Tunisie au système de transparence
dans la communication des données a permis à la Banque de diffuser -
gratuitement sur son site Internet* - les rapports rédigés par ses experts
(plus de 700 pages). Ils sont remarquables par la diversité des thèmes traités,
la qualité de l'analyse et la franchise des propos. En voici les principaux
titres :
- Stratégie pour la gestion de la dette
publique, 98 pages, janvier 2004 ;
- Stratégie pour l'emploi, deux volumes,
230 pages, mai 2004 ;
- Stratégie de coopération, 105 pages,
juin 2004 ;
- Évaluation du programme d'assistance,
90 pages, juillet 2004 ;
- Revue des politiques de développement
: tirer parti de l'intégration commerciale pour stimuler la croissance et
l'emploi, 137 pages, octobre 2004 ;
- Programme de maîtrise de l'énergie
dans le secteur industriel, 104 pages, octobre 2004.
Pour la Banque mondiale, le jeu en valait la
chandelle : la Tunisie est capable de réaliser des performances plus
importantes dans tous les domaines. Il lui faut juste un coup de pouce
financier et politique. La Banque augmenterait de 50 % sa contribution (passant
d'une moyenne de 200 millions de dollars par an à 300 millions). Ce qui
attirerait automatiquement autant de cofinancements. En tout, l'aide
multilatérale représenterait environ 20 % des besoins de la Tunisie en capitaux
extérieurs (10 milliards de dollars pour la période 2005 à 2008). Le reste
devrait provenir de l'aide bilatérale (10 %), des investissements directs
étrangers (25 %) et des emprunts internationaux (45 %).
Dans toutes leurs recommandations, les experts
de la Banque usent abondamment du « oui, mais ». Sujet après sujet, ils
reconnaissent les bienfaits de la politique suivie tout en attirant l'attention
des autorités sur certaines insuffisances. Exemples :
- « Grâce à un rythme régulier de réformes
structurelles et à une saine gestion macroéconomique, la Tunisie a enregistré
une croissance rapide et soutenue »... Mais un taux de croissance économique
compris entre 5 % et 5,5 % n'est plus suffisant. Le chômage demeure important
(14 % à 15 % de la population active). Il faudrait, selon la Banque, stimuler
les investissements privés créateurs d'emplois. « Une réduction du chômage
d'environ 3 points de pourcentage en cinq ans appellerait une croissance
économique d'environ 6,5 % par an. »
- « La Tunisie a amélioré son accès aux
marchés financiers internationaux, mais la dette étrangère demeure importante
en comparaison de celle des pays ayant une notation similaire. »
- « Le noyau dur des pauvres ne représentait
plus que 4 % de la population en 2000. Les trois quarts des pauvres vivent en
milieu rural. Cependant, une proportion relativement élevée de personnes se
situe encore au-dessus, mais proches, des seuils de pauvreté, de sorte que les
importantes réalisations de la Tunisie en matière de lutte contre la pauvreté
demeurent vulnérables à la volatilité économique. »
- « Promouvoir l'investissement privé et la
création de petites et moyennes entreprises est essentiel pour accélérer la
création d'emplois... Mais en comparaison avec d'autres pays à haut niveau de
croissance, la Tunisie enregistre un déficit structurel de l'investissement
privé. Une des raisons est l'ouverture limitée des marchés à l'investissement
privé. Une autre est l'intensification de l'incertitude du milieu des affaires,
reflet des risques ambiants de l'environnement économique en Tunisie...
L'incertitude réglementaire, la « contestabilité » limitée du marché et une
intervention fortement discrétionnaire de l'État minent le climat de
l'investissement et peuvent décourager la prise de risques par des
entrepreneurs moins introduits. Reflet de ces incertitudes, l'investissement privé
a perdu de sa dynamique depuis le milieu des années 1990. Une meilleure
compréhension des facteurs affectant le climat d'investissement aiderait à
mieux cibler les politiques visant à stimuler le secteur privé. »
Dans leurs conclusions, les experts estiment
que la Tunisie se trouve à un tournant : « À moins que des efforts coordonnés
pour améliorer la qualité de la gouvernance économique ne soient inscrits au
coeur du programme de réformes de l'État, son intégration internationale plus
profonde risque de ne pas porter ses fruits en matière de développement. »
S'adressant aux administrateurs de la Banque, le 3 juin dernier, le président,
James D. Wolfensohn, évoque les risques du programme tunisien en ces termes : «
Alors que la Tunisie se trouve confrontée à d'importants défis - intégration
plus profonde à l'économie mondiale, accès accru à l'information dans le cadre
de l'édification de la société du savoir, possibilité d'un chômage à la hausse
-, il est vraisemblable que les pressions pour un renforcement de la démocratie
et de la liberté d'expression s'intensifieront et qu'elles pourraient susciter
des tensions sociales si elles ne sont pas prises en compte. Le gouvernement
tunisien est conscient de ces risques et met en oeuvre des mesures pour les atténuer.
»
* www.worldbank.org : cliquer sur le pays
(Tunisie) puis sur le chapitre « Publications et rapports ».
SAMIR GHARBI
http://www.lintelligent.com/gabarits/articleJAI_online.asp?art_cle=LIN26015lesouelaidn0