Le
Maghreb, un objet incertain et flottant
Chacun en Europe, et plus particulièrement en France, a du Maghreb une
image où se superposent histoire, géographie, folklore, soleil et violence. Sa
proximité fait que l'on croit volontiers le connaître. En même temps, il paraît
s'éloigner : dynamique démographique, affirmations nationales, retour du
religieux, faiblesse du développement, absence de liberté politique, crises
ouvertes ou larvées, difficultés d'intégration des immigrés, tout cela en fait
pour l'Europe un ensemble qui semble à contre-courant de l'évolution des États
de l'Union.
Un ensemble : nous ne nous intéressons pas ici à chacun des États du
Maghreb en particulier, mais à l'entité - encore largement virtuelle - qu'il
représente. Si en effet le terme Maghreb est largement reçu, la région qu'il
désigne est beaucoup plus difficile à définir. Sur le plan de la géographie, il
s'étend de l'Atlantique au désert, ou de la Méditerranée au désert - des pays
côtiers mais pas maritimes, et toujours entre deux mers. Sur le plan
sociologique, il appartient au monde arabe, encore que l'empreinte berbère y
soit particulièrement présente. Sur le plan politique, il est encore plus flou
que la construction européenne. Le Maghreb est très loin de l'intégration
économique et de la coopération politique, et il n'est nullement certain qu'il
s'inspire d'un projet comparable.
Alors, comment cerner cet objet incertain et flottant, et d'abord par
rapport à lui-même ? Parle-t-on des trois États d'Afrique du Nord, Algérie,
Maroc, Tunisie qui en sont le cœur historique et géographique, y inclut-on la
Mauritanie, y ajoute-t-on la Libye, suivant les frontières de l'Union du Maghreb
arabe, organisation plus riche de virtualités que de réalités ? Que faire en
outre de l'ex-Sahara espagnol, État contesté, mais toujours espace au statut
incertain entre le Maroc, l'Algérie et la Mauritanie ? Le moins que l'on puisse
conclure, c'est qu'il n'existe pas de réelle dynamique, ni même de perception
interne forte de l'unité et de la personnalité du Maghreb.
À défaut, peut-on l'appréhender par rapport à son environnement
international ? On le sait, l'identité et la cohésion d'un groupe, y compris
d'États, sont souvent déterminées par la perception de sa différence avec un
monde extérieur, étranger voire hostile. Une organisation commune répond, sinon
à la défense contre une menace, du moins à un sentiment partagé de solidarité
par rapport à l'autre. Les liens internes, ou horizontaux, sont plus forts que
les liens externes, ou latéraux. Or, si l'on se place du point de vue des États,
pour plusieurs pays du Maghreb sinon tous, les rapports avec le monde extérieur
sont les plus importants, sur le plan économique, stratégique, politique. Il en
est largement de même du point de vue des sociétés, ou sur le plan humain, ne
serait-ce qu'en raison du poids de l'émigration vers l'Europe.
L'Europe n'est certes pas le seul partenaire intéressé, et l'on sait que,
ici comme ailleurs, l'attirance à l'égard des États-Unis est forte, même si elle
l'est sans doute plus pour les élites que pour la majorité - attirance
culturelle comme partout, désir de ne pas se couper de la puissance mondiale,
admiration pour une success story, mais aussi souci d'équilibrer les
partenariats par rapport à une Europe si proche et historiquement trop présente.
À cet égard, le Machrek ou l'Afrique noire n'offrent pas les mêmes perspectives,
ou les mêmes promesses. Les divergences profondes avec la politique américaine
au Moyen-Orient, sur l'Irak ou le conflit israélo-palestinien, ne changent pas
fondamentalement cette donnée.
Mais tout se passe comme si fonctionnait, non un triangle, plutôt une
sorte de quatuor racinien politique. L'Europe, pour diverses raisons,
géopolitiques, économiques ou sociales autant que politiques, est plus concernée
par le Maghreb. Les États-Unis, tant par contrainte que par intérêt, sont
d'abord attachés au sort du Machrek, bien que les ressources énergétiques
algériennes, voire aujourd'hui libyennes, attisent leurs convoitises. Certains
au Maghreb en revanche ont parfois pour les États-Unis les yeux de Chimène,
tandis que nombre de pays du Machrek souhaiteraient une plus forte implication
de l'Europe dans leurs problèmes. De tout cela résulte que la Méditerranée est
devenue entre l'Europe et le Maghreb une frontière, certes poreuse, mais que
l'on s'efforce actuellement de consolider plus que d'effacer.
Frontière poreuse à beaucoup d'égards, et dont la porosité est souvent
vécue comme une menace - chemin d'une immigration incontrôlée, de trafics
inquiétants, mais aussi circulation d'images, d'idées et d'idéologies que
beaucoup préféreraient laisser d'où elles viennent. Au culte des paraboles qui
répandent là-bas les valeurs de l'Occident répond ici l'infiltration islamique
qui s'appuie sur les principes libéraux pour mieux les subvertir - mais c'est la
grandeur, voire l'essence de la liberté que de laisser ses ennemis même
s'exprimer dans son cadre.
Comment transformer cette perception, comment passer du primat des
préoccupations de sécurité à une approche plus détendue, plus diverse, plus
équilibrée, plus confiante ? L'Europe est devenue pacifique en s'unissant, sa
réconciliation avec elle-même en a fait un pôle d'attraction : voici un exemple
dont le Maghreb tout comme d'autres pays pourraient utilement s'inspirer.
Serge Sur